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Les Trois Mondes
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10 avril 2007

Les larmes

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On ne parle pas assez des larmes, et ceux d’entre nous qui en versent, bien souvent se cachent pour pleurer. En fait, nous sommes pris dans un étau. D’une part, publiquement, il faudrait surtout ne pas souffrir, ou plutôt ne pas montrer ses larmes et au besoin prendre mille pilules magiques, antalgiques, ou psychotropes pour éviter la peine. Souvent, les larmes inquiètent ou en tout cas déstabilisent, comme quelque chose de dangereux. D’autre part, la somme des larmes versées de par le monde est un motif de vertige dès lors qu’on s’y arrête. Pour cette raison peut-être, préférons-nous l’anesthésie qui consiste (entre autres) à regarder le monde en deuil tel qu’il est montré dans nos médias, tout en vaquant à nos occupations. Car le flot qui s’écoule des yeux de ceux qui pleurent pourrait être un motif suffisant pour douter de la bonté de Dieu ou pour remettre en question notre façon de vivre. Émile Cioran écrit avec force qu’ « au jugement dernier on ne pèsera que les larmes ».
Pourtant l’anesthésie est dangereuse. Une femme, incarcérée dans la prison où je travaille, avait de graves problèmes de peau, une maladie bizarre que l’on ne savait pas très bien soigner et qui ne rentrait dans aucune de nos cases. Elle me dit un jour : « Vous savez, ma peau qui suinte, c’est mon âme qui souffre. Ce sont les larmes que je n’arrive pas à pleurer. » C’était exactement ça. Mais voilà, nous ne savions pas faire car selon nos découpages un peu hâtifs, ce n’était ni un « problème organique », ni un « problème psychiatrique », ni même un « problème psychosomatique », mais quelque chose de plus vaste : son existence enfermée dans les murs, suintait. À ne pas pouvoir pleurer, le corps crie à sa façon…

Ceux qui ont pleuré des larmes de sang savent, un peu, de quel effondrement elles peuvent être le signe…

Pleurer, c’est d’une certaine manière être vrai, et se tenir à ce niveau de profondeur où l’on ne ment plus à personne, dans l’ignorance même que l’on s’y tient. Car paradoxalement, pleurer, c’est oublier qu’on pleure, c’est s’oublier soi-même, sans effort.

Car pleurer, c’est toujours d’une certaine manière pleurer devant quelqu’un, même si l’on ne sait pas qui c’est, même si l’on est seul… C’est toujours espérer une consolation. Qui n’a pas fait cette expérience : on serre les dents devant la vie et ses douleurs, puis arrive l’ami de confiance et voilà que les larmes jaillissent à flot ? Et déjà, les larmes sont une consolation, un mouvement d’abandon qui nous fait retrouver, peut-être à notre insu, comme un sol ferme sur lequel marcher.
Pleurer, enfin, c’est être touché dans notre vie par quelque chose qui nous dépasse. Les larmes sont un déchirement. Elles brisent nos certitudes, et le déroulement des jours qui se suivent et se ressemblent. Elles sont une brèche. Mais dans cette brèche, voilà que l’inattendu peut s’infiltrer, aussi. Alors que l’anesthésie nous menace de tout vouloir contrôler et verrouiller, la brèche creusée par les larmes permet l’imprévu. Et l’imprévu, c’est aussi parfois que la joie se fasse un chemin dans l’épreuve.

Extrait d’un texte écrit pour le carême par Sœur Anne Lécu dominicaine. Elle a été aumônier d’étudiants à Sciences-Po (Paris) et à Évry. Elle travaille depuis 10 ans comme médecin généraliste dans une prison de femmes de la région parisienne. Elle poursuit une formation en philosophie sur les questions de santé et de maladie. Elle vit en communauté dans l’Essonne, avec 5 autres sœurs. Elle est l’auteur, avec le frère Bertrand Lebouché, du livre Où es-tu quand j’ai mal ? (Paris, Editions du Cerf, 2005).


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Commentaires
M
Une larme est aussi libération mais ni tous connaissent le chemin de la délivrance.
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L
c'est tellement vrai ce texte, j'ose dire que je pleure souvent de joie où de peine, je ne sais pas contrôler mes larmes, comme d'autres, mais je m en fou, car je ne contrôle pas mes sentiments non plus^^ <br /> un jour je suis tombée sur cette phrase: une larme est une émotion, qui vient éteindre l incendie de notre coeur...bonne soirée
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